Nous avons donc dit au revoir à Thierry sur la jetée à Samana puis avons appareillé le lendemain, le 11 mars pour retourner au Banc d’Argent.
Le temps est bien meilleur que la dernière fois et nous sortons tous les jours du mouillage. Le programme des journées est pratiquement toujours le même, nous vous raconterons donc les habitudes que nous avons prises autour de notre routine exceptionnelle de chercheurs de baleines, seuls au milieu de l’océan. Nous ne sommes pas vraiment seuls en fait, mais nous faisons totalement abstraction des bateaux de charter et des pêcheurs qui ratissent le banc. Pour nous, c’est trois semaines tout seuls sur le banc des baleines.
Bien avant le petit déjeuner, les sportifs font leur muscu, les intellos bouquinent et les ronfleurs ronflent. Nous guettons déjà les baleines qui passent parfois tout près du bateau et certains courageux sautent dans leurs palmes pour les rejoindre, au risque même de recracher la dernière bouchée de flocons d’avoine dans leur tuba. Pendant ce temps-là, les moins motivés finissent tranquillement leur café et pointent nonchalamment du doigt pour indiquer aux nageurs où ils doivent aller pour essayer d’intercepter les baleines qui jouent souvent à cache-cache avec nous.
Ensuite, on fait l’heure de travail de tête quotidienne. De la philo avec Michel, de la nav avec Elo, de l’histoire avec Christophe et du tout et rien avec Hélène qui fait encore semblant de tout comprendre aux cours de physique-chimie des garçons, même si personne n’est dupe.
Ça rassure qui ?
Anaëlle est d’intendance, alors elle surveille l’inexorable pourrissement des fruits et légumes et donne aux cuistots les denrées qui doivent être passées le jour même. « t’es sûre ? de la betterave molle et puante dans ma quiche lorraine ? je préfère la laisser à Christophe, il aime bien les faire, lui »
Une nouvelle routine s’est mise en place le matin : c’est pomper l’huile qui a fui du moteur tribord et la remettre dans le réservoir. Eh oui, le moteur a attendu que nous soyons loin de tout pour nous faire sa crise de mi-voyage. Nous n’avons pas la pièce qu’il nous faut, alors en attendant de rentrer à Samana, nous bidouillons une solution : on s’assure juste qu’il y ait assez d’huile dans le moteur pour une utilisation en urgence, ce qui bien sûr, n’arrivera pas. Les manœuvres quotidiennes se font donc avec le moteur bâbord uniquement.
Vers 9h30, on appareille. On a défini qui sera de manœuvre, qui sera de veille, qui va plonger en premier, qui tiendra le cahier de rencontres (cahier où l’on note la description, l’heure et la position des rencontres avec les baleines, ce qui nous sert à reclasser ensuite les données et les photos) etc…au fur et à mesure que les jours passent, cette opération prend de moins en moins de temps et les manœuvres sont de plus en plus belles. Oh, bien sûr, on arrive parfois un peu vite sur le mouillage et on dépasse un peu sur la patate de corail, et puis, aussi, on perd la gaffe par 20 mètres de fond…on pense alors à demander à Kaïs, le petit-fils de l’Homme de l’Atlantide de plonger pour la récupérer puis on se ravise, des fois qu’il nous refasse un syncope en se forçant a descendre trop profond. Qu’à cela ne tienne, une pagaie fera l’affaire, ça va bien avec notre style de hippies des mers.
Revenons à notre routine. Nous guettons les baleines et avons régulièrement la chance de les approcher. Parfois furtivement, parfois de longues minutes et l’on ne peut que se dire « wow ! il s’est vraiment passé quelque chose, là ! t’as vu son œil ? t’as vu quand elle nous a regardés ? » ce sont souvent des mères avec leur petit pour les rencontres sous marines, en palmes, masque et tuba, toujours surveillés par l’escorte. Pour les spectacles en surface, les sauts et les pirouettes, il faut suivre les groupes de mâles compétitifs qui courtisent une femelle. Et à chaque fois on s’émerveille de tant de grâce et de puissance.
On s’amuse à envoyer Philémon sur des baleines qui sont encore à un mille de distance puis on le suit au moteur et on le récupère quand il commence à faiblir et que les baleines n’ont même pas remarqué qu’on s’approchait à 0.5 nœud !
On s’amuse aussi à recommander à Dayan de mettre plutôt tel short que tel autre, surtout avec le paréo , que ce sera mieux pour lui, puis on change d’avis, puis on se ravise, surtout qu’il a un chapeau, puis non…enfin, quand on arrive à proximité des baleines et qu’il faut s’équiper rapidement, on l’écoute gémir parce qu’il a le mauvais attirail sur les fesses et qu’il manque de tomber en essayant de se changer au plus vite…les baleines se marrent et se barrent.
Quand il y a trop peu de vent, on n’avance pas assez vite pour plonger avec les ailes derrière le bateau , alors on invente toutes sortes de figures acrobatiques en écoutant les baleines chanter sous l’eau.
La pause déjeuner se fait à la dérive et c’est aussi l’occasion d’apprendre à faire le point astro- quelques pirouettes par-dessus bord pour se rafraichir et on hisse à nouveau la voile et on repart à la poursuite d’un souffle à l’horizon.
Une fois rentrés au mouillage, on part explorer l’épave si on a le temps puis on revient goûter à bord et écouter l’histoire collective. La plupart d’entre nous raffolent de cette specialité locale appelée flan de leche que l’on mange à même la boîte, en raclant le fond avec le doigt. Les plus gourmands se reconnaissent à la méchante coupure entre les deux phalanges.
On vaque à des occupations presque calmes en attendant le coucher du soleil et son mythique rayon vert (si, si, nous l’avons vu) yoga, échecs, lecture, guitare.
Le dîner à la belle étoile est propice à de bonnes conversations. Parfois Michel donne le ton en posant une question philosophique, mais parfois les sujets dérivent :
« que penses-tu de la séparation des cuillers à café des cuillers à soupe dans le casier à couverts ? » « si la lune est pleine à midi au pole nord, pourquoi n’est-elle pas noire au pole sud ? » « si le caleçon de Moussa a touché le corail de feu un lundi, ses fesses le gratteront-t-elles encore vendredi ? et si oui développez »
En parlant de Moussa, nous avons fêté ses 15 ans le 18 mars. Tous ses cadeaux avaient un thème récurrent : les baleines ! (sauf le caleçon). Kaïs lui a confectionné une tarte au citron exceptionnelle et les bougies étaient tellement petites qu’il a fallu les rallumer pour la photo, ce qui a rendu Kaïs hystérique car sa meringue allait retomber.
La météo au banc d’argent est particulière, très différente de tous les autres endroits du monde.
On distingue trois facteurs déterminants :
- La pression atmosphérique, qui ne détermine rien du tout.
- La couverture nuageuse, qui n’apporte pas beaucoup plus de précisions
- La présence de Kaïs et Dayan sur les filets pour dormir, qui annonce à coup sûr de la pluie pendant la nuit.
Sur la fin du séjour, le temps a tourné. Plutôt difficile d’aller voir les baleines avec 20noeuds de vent et de la houle à faire couler ceux qui auraient l’idée d’aller à l’aile.
Michel en profite pour instaurer un atelier « je construis moi-même mon engin explosif à bord ». Avec une canette vide et (dieu merci nous n’en n’avons pas) de l’alcool à brûler, il apprend aux jeunes à fabriquer un réchaud pour le camping. Activité édifiante qui occupe sagement les enfants pendant une bonne partie de l’après-midi et les grands le reste de la journée à ramasser tout d’abord les débris d’aluminium disséminés un peu partout entre la cale et le plafond tribord et ensuite ceux qui se sont logés dans les doigts des bricoleurs du dimanche.
Autre atelier survie proposé par le capitaine : manœuvre d’homme à la mer par 20 nœuds de vent et 1m50 de creux. Il s’agit donc de balancer 2 personnes (une c’est trop dangereux) et un gros pare-battage par-dessus bord. On leur fait signe en les abandonnant au milieu de l’océan ; on leur fait signe aussi alors qu’on passe à côté mais trop loin pour les sauver. On leur hurle dessus en faisant de grands gestes lorsqu’on s’est approchés trop vite et qu’on manque de les noyer en leur passant dessus. Quand on arrive enfin à les hisser saines et presque sauves à bord, on décide alors de leur faire un dernier signe et de les repousser par-dessus bord parce qu’il faut améliorer la performance.
On veillera juste à ne pas les rejoindre dans l’eau en se prenant une vague ou une voile sur la tête pendant qu’on est occupés à les pointer du doigt. Une fois les cobayes quasi mortes de froid, on décide de rentrer et on s’exerce alors à une activité tout aussi sportive et presque pas dangereuse : récupérer la bouée du mouillage avec un seul moteur, pas de gaffe, les fameux 20 nœuds de vent contre nous et les patates de corail qu’on n’avait jamais vues d’aussi près. Ceux qui avaient raté la muscu du matin viennent de rattraper des points !
Rassurez-vous, on sait aussi s’occuper les jours de grand vent en faisant des choses plus calmes comme les cours de théâtre d’impro organisés par Elo et Anaëlle -bien que certains, il semble, préfèreraient mourir noyés que de se prêter au jeu- mais il faut bien faire son effort communautaire, hein Hélène ?
Heureusement ; l’activité principale étant la rencontre avec les baleines, nous n’avons pas trop le temps d’élaborer des passe-temps plus douteux que ceux déjà en place. Tout le monde a eu le bonheur, parfois répété, de nager tout près de baleines bienveillantes et curieuses et même si la vie du groupe inclut forcément des conflits et des tensions, une bonne rencontre remet souvent tout le monde d’accord : les baleines, c’est un moment incroyable du voyage, à peine racontable, et nous avons le privilège de le vivre pleinement.
Nous sommes à présent sur le point de rentrer à Samana pour accueillir Aude et Marec et partager avec eux un peu de notre vie sur le Banc d’Argent.
Hélène et Anaëlle
1 commentaire:
J'ai bien ri en vous lisant, et j'en redemande!!!
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